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Il était une fois en Anatolie

  • Cinéma
  • 5 sur 5 étoiles
  • Recommandé
Il était une fois en Anatolie
Il était une fois en Anatolie
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Time Out dit

5 sur 5 étoiles

Il est peu probable que le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan, 51 ans, attire les foules avec son sixième film. De toute façon, on ne peut pas vraiment dire que les précédents – ‘Uzak’, ‘Les Climats’ et ‘Les Trois Singes’ – aient fait salle comble dans les multiplexes. Quoi qu’il en soit, Ceylan est un cinéaste d’avant-garde furtif et brillant. Sa nouvelle œuvre devrait susciter des éloges fiévreux pour l’exigence qu’il exprime (à l’égard de lui-même comme du spectateur), et qui traverse ce récit long, sévère, magistral, d’une nuit et d’une journée dans la vie d’une brigade d’investigation enquêtant sur un meurtre dans les steppes turques de l’Anatolie.

‘Il était une fois en Anatolie’ est un polar, mais pas tout à fait comme on l’entend d’habitude : d’une part, il nous demande de percer le mystère d’une affaire criminelle ; de l’autre, il offre de riches réflexions, parfois comiques, sur les différences de comportement en milieu citadin, rural ou désertique, ou les diverses manières de vivre entre cynisme et sensibilité, sur notre capacité à séparer le personnel du professionnel et sur les banalités qui en découlent, même dans des situations extrêmes et inattendues. L’enjeu principal, bien plus que le meurtre lui-même, porte sur la question du temps qui passe, et sur celle, symétrique et tout aussi subtile, de comment passer le temps. Du coup, pour les rendre plus palpables, Ceylan exige du spectateur qu’il  partage presque trois heures avec son film.

Nous suivons ainsi un groupe de douze hommes, dans trois véhicules – des policiers, des militaires, deux suspects, un docteur, un procureur et deux hommes qui portent des pelles – tandis qu’ils écument la campagne, de nuit, s’acharnant vainement à localiser un corps enterré pour ne parvenir qu’à un semblant de piste. D’un côté, ils recherchent des traces de terre fraîchement remuée, et la minute suivante, passant du coq à l’âne, se mettent à vanter les mérites d’un fromage ou discutent des signes avant-coureurs du cancer de la prostate.

Puis, la pause-ravitaillement dans un petit village dépeint avec naturalisme les échanges de la vie quotidienne, d’où émergent de subtiles et touchantes divergences entre les citadins menant l’enquête et leurs hôtes ruraux. De retour sur la route, Ceylan tourne autour de ses personnages, qu’il délaisse parfois totalement au profit de quelques plans de paysage absolument prodigieux. Ce n’est qu’au petit matin qu’on regagne la ville, où l’épilogue du film se jouera dans un commissariat de police et un cabinet médical.

‘Il était une fois en Anatolie’ est traversé d’images excentriques, fascinantes. Des éclairs illuminent une gravure ancienne sur un rocher. Une pomme tombe d’un arbre, dévale une colline, traverse un ruisseau… Ceylan immobilise parfois sa caméra sur les traits d’un visage, et aussitôt la recule, laissant les choses se dévoiler d’elles-mêmes, dans de séduisants plans larges où la lumière joue un rôle essentiel.

A bien des égards, voici un film choral, où l’événement majeur a déjà eu lieu et dont le personnage principal est déjà mort. Mais, petit à petit, notre intérêt se focalise sur le médecin, originaire d’Istanbul, éventuelle projection du réalisateur. Plusieurs de ses échanges avec le procureur retiennent l’attention, comme lorsqu’ils s’interrogent, suite au décès d’un proche, sur les diverses façons de penser l’existence, de la plus sentimentale à la plus pragmatique.

Affichant un nouvel engouement pour les mots et le récit (quoique sous sa forme la plus allusive), ‘Il était une fois en Anatolie’ dénote un changement de cap pour Ceylan, et pourrait décevoir ceux qui étaient particulièrement attachés à la mélancolie urbaine de ‘Uzak’ ou ‘Les Climats’.

Ses trois derniers films se déroulaient à Istanbul, s’apparentant à de calmes portraits psychologiques d’individus ou de familles ; même si le plus récent, ‘Les Trois Singes’ – une histoire de politicien corrompu et d’honneur bafoué – flirtait déjà avec le polar. Celui-ci porte certes sur un crime, mais la vision qu’il en donne (et les derniers mots qu’il lui consacre) conteste et malmène le film de genre. Bien que chronologique, l’intrigue ne suit aucune logique évidente. Les choses arrivent quand elles le veulent, au rythme de la nature. Certains silences sont suivis de logorrhées, et des détails de l’intrigue se voient révélés malicieusement, de façon presque imperceptible. Il y a également des changements de ton, des répétitions... Ce film est donc une sorte d’épreuve de patience, et ce n’est qu’en prêtant une attention permanente aux images, et en s’y plongeant que l’on peut tirer tout ce qu’il offre. Ceylan nous invite à le suivre – mais il faut le vouloir activement.

Ponctuant son film de silences, comme à son habitude, Ceylan crée des images saisissantes, à n’en plus finir, surtout dans les scènes de nuit, lorsque la pluie, le tonnerre et les éclairs viennent accentuer une atmosphère tourmentée, presque apocalyptique. Mais ‘Il était une fois en Anatolie’ est aussi un film verbal et Ceylan joue avec les frontières du langage, jonglant de l’usuel à l’inutile, du poncif à l’éloquent. C’est une tâche exigeante, mystérieuse, qui illustre la nette progression d’une œuvre qui continue de repousser les limites de la narration cinématographique. Avec humour, grâce, empathie, et une vision du quotidien aussi noire que sarcastique.

Écrit par Dave Calhoun / trad. Charlotte Barbe

Détails de la sortie

  • Noté:15
  • Date de sortie:mercredi 16 mars 2011
  • Durée:150 mins
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